Nos chers têtes blondes (brunes et rousses) ont planché sur l'épreuve philosophie du baccalauréat. "Honfleurissimo, le blog qu'il vous faut", est heureux de vous offrir, chères lectrices, cette leçon de philosophie de Pascal *
* Douanier honfleurais en 1891.
* Douanier honfleurais en 1891.
PASCAL, LE GABELOU.
"Je m'étais pris d'une profonde sympathie pour ce grand flemmard de gabelou qui me semblait l'image même de la douane, non pas de la douane tracassière des frontières terriennes, mais de la bonne douane flâneuse et contemplative des falaises et des grèves.
Son nom était Pascal ; or, il aurait dû s'appeler Baptiste, tant il apportait de douce quiétude à accomplir tous les actes de sa vie.
Et c'était plaisir de le voir, les mains derrière le dos, traîner lentement ses trois heures de faction sur les quais, de préférence ceux où ne s'amarraient que des barques hors d'usage et des yachts désarmés.
Aussitôt son service terminé, vite Pascal abandonnait son pantalon bleu et sa tunique verte pour enfiler une cotte de toile et une longue blouse, qu'on ne trouve que sur le dos des pêcheurs à la ligne. Car Pascal pêchait à la ligne.
Une chose m'intriguait chez lui ; c'était l' espèce de petite classe qu'il traînait chaque jour à ses côtés : trois garçons et deux filles, tous différents de visage et d'âge.
Ses enfants ? Non, car le plus petit air de famille ne se remarquait sur leur physionomie. Alors, sans doute, des petits voisins.
Ce qui m'amusait beaucoup aussi, c'est la façon dont Pascal désignait chacun des gosses.
Au lieu de leur donner leur nom de baptême, comme cela se pratique généralement, Eugène, Victor ou Emile, il leur attribuait une profession ou une nationalité.
Il y avait le "Sous-inspecteur", la "Norvégienne", le "Courtier", l'"Assureur", et "Monsieur l'abbé".
Le "Sous-inspecteur" était l'aîné, et "Monsieur l'abbé" le plus petit.
Les enfants, d'ailleurs, semblaient habitués à ces désignations, et quand Pascal disait : Sous-inspecteur, va me chercher quatre sous de tabac", le "Sous-inspecteur" se levait gravement et accomplissait sa mission sans le moindre étonnement.
Un jour, me promenant sur la grève, je rencontrai mon ami Pascal en faction, les bras croisés, la carabine en bandoulière, et contemplant mélancoliquement le soleil tout prêt à se coucher, la-bas, dans la mer.
Nous causâmes longuement et j' appris enfin l'origine des appellations bizarres dont il affublait ses jeunes camarades de pêche.
- Quand j'ai épousé ma femme, elle était bonne chez le sous- inspecteur des douanes. C'est même lui qui m'a engagé à l'épouser. Il savait bien ce qu'il faisait, le bougre, car six mois après elle accouchait de notre aîné, celui que j'appelle le "Sous-inspecteur", comme de juste. L'année suivante, ma femme avait une petite fille qui ressemblait tellement à un grand jeune homme norvégien dont elle faisait le ménage, que je n'eus pas une minute de doute. Celle-là, c'est la "Norvégienne". Et puis, tous les ans, ça a continué. Non pas que ma femme soit plus dévergondée qu'une autre, mais elle a trop bon coeur. Des natures comme ça, ça ne sait pas refuser. Bref, j'ai sept enfants et il n'y a que le dernier qui soit de moi.
- Et celui-là, vous l'appelez le "Douanier", je suppose ?
- Non, je l'appelle le "Cocu", c'est plus gentil.
L'hiver arrivait ; je dus quitter Honfleur, non sans faire de touchants adieux à mon ami Pascal et à tous ses petits fonctionnaires. Je leur offris même de menus cadeaux qui les comblèrent de joie. L'année suivante, je revins à Honfleur pour y passer l'été. Le jour même de mon arrivée, je rencontrais la "Norvégienne", en "train de faire des commissions".
Ce qu'elle était devenue jolie, cette petite "Norvégienne" ! Avec ses grands yeux verts de mer et ses cheveux d'or pâle, elle semblait une de ces fées blondes des légendes scandinaves. Elle me reconnut et courut à moi. Je l'embrassai :
- Bonjour, "Norvégienne", comment vas-tu ?
- ça va bien, monsieur, je vous remercie.
- Et ton papa ?
- Il va bien, monsieur, je vous remercie.
- Et ta maman, ta petite soeur, tes petits frères ?
- Tout le monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le "Cocu" a eu la rougeole, cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant ... et puis la semaine dernière, maman a accouché de deux jumeaux : un petit "Juge de paix" et un petit "Greffier".
Alphonse Allais. "Un philosophe". Version originale manuscrite.
La version éditée dans à "A se tordre" en 1891 a été modifiée.
"Et c'était plaisir de le voir, traîner sur les quais ..."
(photo Jean-Yves Loriot (c))
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire